Margarita Khemlin, L’Investigateur

En automne 2015 disparaissait à Moscou, à l’âge de 55 ans, Margarita Khemlin, un des écrivains les plus doués, les plus originaux, de sa génération. Sa vie fut brève, sa carrière littéraire encore plus : après un parcours zigzagant – études littéraires, syndic, serveuse de café, pigiste –, elle débuta en 2008 avec un recueil de nouvelles, puis fit paraître, coup sur coup, quatre livres, unanimement salués dans son pays. L’Investigateur (2012), son dernier roman, est le premier à être traduit en français.
Son œuvre est non seulement quantitativement restreinte, elle est aussi géographiquement circonscrite : l’action de tous ses livres se passe dans sa région natale, en Ukraine, aux confins de la Biélorussie, jadis le centre du vaste monde juif, encore foisonnant et protéiforme à la veille de la Seconde guerre mondiale. Issue de ce milieu, Khemlin, originaire de Tchernigov, en devient le chantre et l’« investigatrice ».
Nous sommes en 1953, les plaies de la guerre restent toujours infectées. Aux meurtrissures subies, aux massacres des civils, à l’extermination des Juifs, à la famine, s’ajoute la terreur des derniers soubresauts staliniens : la menace de la déportation de tous les Juifs vers l’Extrême Orient. Sous la surface glacée de la sacro-sainte « amitié des peuples », les rapports entre les communautés sont exécrables. L’enquête menée par un policier russe sur le meurtre d’une jeune femme juive le met en contact avec une population ruinée, traumatisée, stigmatisée. En pénétrant dans cet univers, l’« investigateur » a beau se sentir invulnérable – peu à peu, sa carapace idéologique se fissure, l’enquête criminelle se transforme en un calvaire d’introspection.
En choisissant comme protagoniste un capitaine de police, homo sovieticus par excellence, l’auteur donne la parole aux petites gens, à tous ceux qui, abreuvés d’idéologie, n’ont jamais appris à penser par eux-mêmes et qui pourtant se trouvent confrontés aux questions existentielles : trahir ? tuer ? se venger ? pardonner ?… Prisonnier des aprioris idéologiques, antisémite épidermique, ce personnage, qui croit dur comme fer à ses propres mensonges, fait penser au héros nazi des Bienveillants de Jonathan Littell : c’est au lecteur que revient la tâche de restituer le réel occulté par le discours du personnage, en s’appuyant sur les propos des autres, qui percent à travers son soliloque.
On pense également au Dostoïevski des Carnets du souterrain, et, plus près de nous, au grand romancier Andreï Platonov (1899-1951) dont Brodsky disait qu’il « décrit une nation, victime d’une langue qui a engendré un monde fantomatique ». Les mêmes mécanismes se retrouvent dans la prose de Khemlin, d’une virtuosité à couper le souffle : l’inadéquation entre la complexité de l’existence et les difficultés pour l’appréhender fait vibrer le récit en lui conférant une épaisseur et une tension formidables.
Et tant pis si l’on se perd parfois dans les méandres de l’intrigue – ce sont les personnages qui comptent, inoubliables, ayant chacun sa propre voix. Ils sont tour à tour pathétiques, grotesques, pitoyables, des éclopés du système monstrueux qui, en les privant du langage, a presque réussi à les priver de conscience. Mais il reste ce « presque » – que la romancière ne cesse de creuser, pour faire sortir de ces gravats de ressentiments, de préjugés et de peurs de chacun quelque chose dont on le croyait à jamais dépourvu : une âme.

L’Investigateur (Doznavatel), de Margarita Khemlin, traduit du russe par Bernard Kreise, Noir sur Blanc, 336 p., 21 €.

Maxim Kantor, Feu rouge

Il y a peu de sujets que Maxime Kantor (né en 1957) n’aborde pas dans ce roman, le premier à être traduit en français – au point de provoquer le tournis chez le lecteur. De l’Allemagne des années 30 à l’actualité géopolitique, en passant par la Seconde guerre mondiale, les purges staliniennes et la déstalinisation. A travers trois générations de personnages qui, à un moment donné, cohabitent dans le même immeuble à Moscou, on suit les événements et les comportements qui mènent les uns en prison, les autres au front, qui font des uns des héros et des autres des bourreaux, pour aboutir à la configuration actuelle, celle d’une société où, finalement, tous se valent, où les victimes sont des bourreaux et les héros des traîtres.
Ce mélange de roman et d’essai, de saga familiale et de pamphlet, est à la fois captivant et décevant. La satire vire à la caricature, l’acuité de l’analyse va de pair avec un inquiétant brouillage de repères : la Russie poutinienne serait-elle vraiment une nouvelle république de Weimar ? Si les questions posées sont pertinentes, les réponses, fondées sur des amalgames douteuч, le sont moins. Et surtout, l’ambition démesurée nuit à la crédibilité des personnages, trop souvent de simples marionnettes manipulées par un auteur omniscient. Dommage.

Feu rouge (Krasnyi svet), de Maxim Kantor, traduit du russe par Yves Gothier, Louison, 770 p., 29 €.

Morten A. Stroksnes, Le Livre de la mer ou L’art de pêcher un requin géant à bord d’un canot pneumatique sur une vaste mer au fil de quatre saisons

http://www.lemonde.fr/livres/article/2017/02/16/roman-le-chant-du-requin_5080490_3260.html